Terrains vagues
L’ensemble des peintures présentées dans cette exposition, toutes intitulées « Terrain vague », fait partie intégrante d’un vaste cosmos végétal créé au cours d’une même année. En 2022, alors que la société dans son ensemble et le monde de l’art en particulier étaient impatients de revenir à la « normale » après la fin des mesures sanitaires liées à la pandémie, Natalja Scerbina s’est aventurée à l’extérieur, propulsée par un besoin de renouer avec la nature. Elle a ainsi parcouru l’île de Montréal à la recherche de friches postindustrielles. Lors de ses promenades dans les ruelles et les espaces urbains inoccupés, l’artiste a récolté des herbes dites « mauvaises » et des plantes médicinales habituellement ignorées par les piétons et arrachées par les jardiniers. Les spécimens trouvés lors de ces sorties sur le territoire montréalais lui ont servi de modèles et de matériaux pour sa peinture.
Le concept de « terrains vagues » imaginé par l’architecte et penseur espagnol Ignasi de Solà-Morales décrit une méthodologie urbaniste pour identifier les mutations et les fluctuations dans l’espace urbain. Des terrains vagues sont des espaces urbains libres et prêts à être exploités. Ces friches sont considérées comme improductives et étrangères à l’urbanisme. En les fréquentant, Natalja Scerbina s’est familiarisée avec ces espaces urbains vides pour découvrir ce qui reste sur ces terres sauvages après que l’architecture et l’industrie les eurent libérées. Ce qu’elle a trouvé est un terrain fertile non seulement pour les mauvaises herbes, mais aussi pour les plantes médicinales, comme l’oxalide dressée, la valériane, l’airelle rouge, la verveine, l’ortie, le trèfle rampant, le pissenlit, le chardon-Marie ou le fenouil commun; connaissant les qualités thérapeutiques, savoureuses et aromatiques de ces plantes, l’artiste a voulu partager son intérêt pour elles à travers son corpus de tableaux.
Au cours des dix dernières années, la pratique artistique de Natalja Scerbina a témoigné de son intérêt pour la relation humain-nature. Dans le passé, elle a déjà exploré le génome humain, l’archéologie, l’astronomie et l’écologie. Avec De nos gestes fragiles, elle relie sa pratique à une longue tradition de peinture florale réalisée par des femmes artistes. Et pourtant, l’« herbier » de Scerbina n’est pas destiné à être une source d’études taxonomiques, mais à établir un lien direct avec la vie dans ce monde — à travers les plantes. À son tour, l’artiste prend soin des plantes à travers le véhicule de la peinture. Les plantes récoltées sur les friches montréalaises ont non seulement servi de modèles dans le processus, mais aussi de matrices et de pochoirs, laissant leur empreinte et quelques fois seulement leur aura sur la surface colorée. Les toiles souvent sombres de Scerbina absorbent les plantes comme pour les masquer, mais en réalité, ces dernières attendent d’être découvertes en invitant le spectateur à se rapprocher. Des pigments plus brillants sont appliqués avec un pistolet à peinture, ajoutant de la lumière et du contraste.
Avec cette pratique, Scerbina se tourne vers une forme de vie sur terre qui ne reçoit que rarement l’attention ou l’empathie de l’humanité. À l’époque de l’Anthropocène, porter l’attention aux plantes négligées devient une pratique du care. Le regard concentré de Natalja Scerbina sur le monde végétal nous aide, nous, les spectateurs, à percevoir la vulnérabilité, la dépendance et l’interdépendance de notre rapport avec la nature.
— Elisabeth Otto
À propos de l'artiste
Natalja Scerbina est titulaire d’un baccalauréat en histoire de l’art et art visuel de l’Université Concordia et a participé à plusieurs expositions individuelles et collectives depuis 2006. Plus récemment, elle a vu ses œuvres figurer dans l’exposition Hors cadre : œuvres des artistes parmi nous au Musée des beaux-arts de Montréal en septembre 2021. De nos gestes fragiles marque le début de sa collaboration avec la Galerie Simon Blais.