Julie Ouellet nous parle de son exposition "Il pleut de l'encre"

27 février 2025

L’exposition « Il pleut de l’encre » présente un travail — une appropriation d’un paysage situé sur la Colline des Gardettes, au cœur des jardins de la famille Maeght — qui se développe en deux temps. À l’été 2023, une série de dessins est réalisée  in situlors d’une résidence artistique de 21 jours à la Fondation Maeght (Saint-Paul-de-Vence, France). Entre l’hiver et l’automne 2024, le travail se poursuit à distance du paysage, à mon atelier de Bolton-Est (Estrie, Québec).

À l’été 2023, j’observe le paysage depuis la fenêtre de mon atelier improvisé se trouvant au deuxième étage de la maison où je loge. La vue surplombe un jardin et présente une nature généreuse, lumineuse, aussi aride et assourdit par le son des cigales qui dominent. Le paysage est orné d’un pin parasol, l’arbre monopolise particulièrement mon attention. Mon œil s’aligne sur ses contours, glisse et se prend, dans un carrefour de branches enchevêtrées, un « nœud » qui me captive. Je m’engage à en relever les formes, les contours et les masses, d’un geste libre et ouvert.

Surtout, je ne veux pas prendre l’habitude de ce paysage que je regarde à répétition, c’est pourquoi je mets mon action sur le qui-vive. Je court-circuite toute dextérité de la main en réalisant des gestes contre-productifs commetenir le crayon du bout des doigts, travailler à l’aveugle, peindre à coup d’éclaboussure (en rappant sur un pinceau gorgé d’encre, faire jaillir les gouttes qui se déposent sur la surface) ou troquer mon pinceau contre une branche. J’appelle l’accident et il se pointe, le trait s’effrite et les formes se brouillent.

Cette résistance imposée dans l’action accentue mon acuité. Le paysage résonne fort, j’ai l’impression de le voir se déplier — se rapprocher de moi, entrer dans la pièce —, de le respirer.

une branche du pin parasol que je dessine pour dessiner à l'encre de chine : exploration de l'accidents 

De par la fenêtre, au son des cigales #22, 2023, encre de chine sur papier, 28 x 38 cm

une dernière trace : un calque


De l’hiver à l’automne 2024, je travaille à partir du paysage observé sur la Colline des Gardettes. Désormais à distance de mon sujet, je passe de mon souvenir aux traces accumulées dans le lieu pour m’y référer. Six clichés retrouvés attirent mon attention. Ils ont été réalisés deux jours avant mon départ, soit le 19 juillet 2023. Les images révèlent « mon pin » capté à travers les branches de bambou et d’olivier. Ces vues obstruées sur l’arbre inspirant prennent, dans la distance et avec le temps, toute leur importance. Elles font échos à la réalité de mon souvenir qui se dissout doucement, autant qu’elles ravivent mon envie de le rattraper. Cette séquence d’images retrouvées m’entraîne dans le travail.

Les lignes de deux paysages superposées, 2024, encre de chine sur papier, 55,9 x 55,9 cm

Dans mon atelier, j’entame une série de grands formats. Je souhaite approfondir cette piste technique entrouverte lors de ma résidence : un travail à l’encre de chine réalisé à force de gouttes et — autant que possible — sans jamais toucher la surface de l’outil. À nouveau, je ne cherche pas la précision du paysage, je me préoccupe d’en restaurer la sensation «déjà vécue». En me référant aux documents photographiques (que je regarde de loin), je reporte les densifications, les mouvements et les directions de lignes que je vois. En frappant sur mon pinceau, je deviens experte dans l’art d’obtenir une série de gouttes dans tel ou tel sens, mais aussi, l’encre de Chine reste un médium imprévisible et malgré mon expertise développée, les accidents surgissent : les gouttes partent dans la direction contraire à celle désirée, le pot d’encre se renverse et impose une flaque imprévue. Rapidement, j’accumule «une trop grande» quantité de gouttes.

Le paysage se densifie, s’assombrit. Il déborde du papier et se disperse sur tous les murs, le plafond, le plancher. Il n’y a plus de frontière, «il pleut de l’encre» partout dans l’atelier et dans cette confusion de sens, de gouttes, de branches, au loin, au centre, un élément — ce pin — tient.


Texte de Julie Ouellet
https://julieouellet.myportfolio.com/ 

Il pleut de l'encre 4, 2024, encre de chine et grattage sur papier, 168 x 229 cm