Entretien avec Carol Bernier

20 mai 2025

 Comment entames-tu la réalisation de tes toiles

Au départ, il y a toujours ce désir de la matière. J’aime tout ce qui émane des matériaux : leur texture, les odeurs et aussi ce que chacun a de propre à offrir en termes de couleurs, opacité ou transparence… 

J’aborde toujours mes œuvres par série. Comme s’il s’agissait d’une pièce musicale. Les œuvres sont reliées les unes aux autres par un thème que je développe sur plusieurs « mouvements ». Cette manière de travailler me permet d’explorer mon sujet sous plusieurs angles. Les œuvres prennent forme au fur et à mesure du travail dans l’atelier, j’aime les ajustements qu’exige l’œuvre en devenir. Je ne reste pas indifférente aux accidents de parcours qui sont des enseignements pour moi. Le peintre Soulages disait : c’est la peinture qui m’apprend ce que je cherche. C’est une posture exigeante, car elle demande une présence attentive et ouverte durant tout le processus de création.

Comment choisis-tu les couleurs de tes œuvres?

Comme je travaille en série et souvent sur plusieurs œuvres à la fois, je choisis mes couleurs en fonction de l’équilibre de l’ensemble de la série. J’harmonise les couleurs et les contrastes à l’intérieur d’une composition, mais aussi en mettant en relation les œuvres entre elles. 

J’aime travailler avec la qualité intrinsèque de la couleur. Dans la pénombre par exemple chaque couleur a sa propre lumière indépendamment de l’éclairage qu’on projette sur elle. La couleur est déjà une lumière.

Est-ce que tu peux nous donner plus de détails sur ton processus artistique? Tu apposes plusieurs glacis sur la toile ce qui permet de créer des nuances très subtiles de couleurs… 

Je ne travaille jamais avec une idée très précise de l’image que je veux créer, les premiers gestes sont fougueux. J’ai besoin de maculer rapidement le blanc de la toile ou du papier. C’est à ce moment que se révèle le squelette de la composition.C’est la partie la plus difficile pour moi, car elle me demande beaucoup d’abandon et d’énergie. Quand je considère la structure assez solide, j’interviens avec toute la gamme des techniques traditionnelles en peinture et particulièrement les glacis qui apportent beaucoup de profondeur et de luminosité. C’est un travail assez long et minutieux, mais j’ai toujours apprécié le travail lent et technique. C’est toujours une recherche d’équilibre entre l’expression libre et mon savoir-faire. 

Quelles sont tes influences artistiques majeures ? 

Je suis assez éclectique. Je peux m'émouvoir aux larmes devant un Fra Angelico ou un Mark Rothko. Bien que des siècles les séparent, on peut y voir un lien indéniable. Je suis aussi sensible au travail des peintres de l'école de New York pour leur fougue. Particulièrement Motherwell qui avait une démarche qui prenait ses racines dans la philosophie et la spiritualité. J'ai beaucoup de respect aussi pour la rigueur de Soulages dont j'apprécie tout autant la pensée que certaines de ses œuvres. Et je pourrais allonger la liste…

Comment sais-tu qu'une œuvre est terminée ?

C'est le plus grand défi ! Je n'ai pas toujours le recul nécessaire pour arrêter le travail sur une œuvre. Je m'emporte souvent dans le pur plaisir de peindre ou je m'acharne par insatisfaction. Deux pièges qui prennent leur source dans le manque d'attention. À un moment du processus de création, l'œuvre se révèle dans son expression optimale. C'est une zone et non pas un point précis. C'est à l'intérieur de cet espace du « presque terminé » que je m'efforce d'arrêter d'intervenir. Passer cette zone il y a le danger de figer une œuvre. À ce moment, c'est comme s'il n'y avait plus d'espace entre le regardeur et l'œuvre. Je m'efforce de garder cette zone vivante.


Quelles lectures t'ont inspiré récemment ?Le droit d'être rebelle, la correspondance de Marcelle Ferron. Quand elle écrit en 1964 :Je peins beaucoup, c'est ce qui me donne le plus l'impression de vivre… Je ne peux que sentir une profonde filiation avec cette grande artiste. 

Les voyages qui t'ont le plus marqué ?

Le dépaysement est une grande source d'enseignement pour moi. C'est un état qui me rend vulnérable et hyper sensible. J'aime cet état de réceptivité extrême. Le Japon et son raffinement ou Madagascar et ses terres rouges ne m'ont pas fait vibrer de la même manière. Il y a aussi ces voyages fous pour aller voir une exposition en particulier. Mais pour moi qui n'ai jamais été trèsscolaire, les voyages ont été ma meilleure école. Mais c'est en Italie que j'ai le plus voyagé. J'ai avec ce pays une relation viscérale.